Peut-on changer le monde sans changer la mesure de la performance ?

Un grand merci à Bernard Leca, Professeur de contrôle de gestion à l’ESSEC Business School et Directeur Académique du Laboratoire E&MISE ESSEC, Chrystelle Richard, Professeure associée de l’ESSEC Business School  Christophe Genter, Directeur Investissements à Impact à la Banque des Territoires (Groupe Caisse des Dépôts), Lansana Touré, Directeur de la Vie Sociale du Département du Val d’Oise, Marie Libert des Innovations Sociales de Malakoff Humanis,  Victoria Mandefield, Fondatrice et Directrice Générale de Solinum et Marie MessagerEtudiante de la Chaire Innovation Sociale de l’ESSEC pour leurs interventions ! 

Le mercredi 22 mars 2023, Le Centre Innovation Sociale et Écologique (CISE) de l’ESSEC Business School et Antropia ESSEC ont organisé un atelier-débat, co-animé par Elsa Da Costa, Directrice d’Ashoka France, et Jerôme Schatzman, Directeur du CISE, autour des enjeux de la mesure d’impact social.

Peut-on changer le monde sans changer la mesure de performance”, telle était la problématique à laquelle les panélistes ont tenté de répondre.

Autrement dit, peut-on changer le monde sans faire de l’évaluation d’impact social et environnemental un outil de pilotage central des organisations, au même titre que la comptabilité financière ?

 

De quelle performance parle-t-on et pourquoi la mesurer ?

L’évaluation d’impact social d’un projet est un atout pour les porteurs de projet désireux de démontrer la création de valeur, autre que financière, qui se dégage de leur projet.

Cette mise en avant de la valeur sociale créée par un projet peut être associer à la notion de coût évité pour la société lors d’échanges avec des investisseurs et financeurs, afin de justifier les investissements, même si les couts évités ne couvre pas toute la valeur sociale créée. 

« La mesure d’impact social de Solinum a été très importante pour montrer aux financeurs que ce n’est pas juste par bonté d’âme qu’ils le font mais parce que c’est efficace pour eux sur leur territoire », Victoria Mandefield.

 

L’évaluation d’impact est tout aussi plébiscitée par les financeurs qui y voient une manière d’obtenir des données sur l’efficacité des projets financés.

Cela suppose néanmoins de consacrer du temps à chaque porteur de projet pour construire ensemble des indicateurs adaptés à leur projet, et non pas plaquer une série d’indicateurs génériques à tous les projets. En procédant ainsi, les investisseurs disposent de moyens de pilotage et d’éléments chiffrés à mettre en valeur, ce qui est d’autant plus précieux que :

« Ces éléments d’impact permettent aux investisseurs de surfer sur la vague de « donner du sens » aux investissements, et donc de rendre les investisseurs attractifs », Christophe Genter.

 

Au fond, l’évaluation d’impact donne la possibilité à la société de passer d’un pilotage des projets selon leur rentabilité financière à un pilotage guidé par l’efficacité, voire l’efficience des projets.

Toutefois, même si l’ensemble des intervenants de la table ronde s’accordaient à dire qu’ils souhaitaient une telle transformation, Marie Libert rappelle que cela demande la refonte totale du système actuel d’évaluation de la performance. Elle insiste sur l’idée que cela se fait sur le temps long, par une succession d’étapes intégrant toutes les parties prenantes.

« Même si c’est un long travail, il permet aujourd’hui à Malakoff Humanis de travailler avec cette révolution copernicienne permettant de piloter les activités par l’évaluation d’’impact », Marie Libert.

 

 

Quels sont les freins au changement d’approche dans l’évaluation de la performance ? 

Les freins à lever sont multiples et divers, relevant autant des difficultés à financer les démarches d’évaluation, qu’à des réticences de l’écosystème à ce nouveau mode d’évaluation.

Le secteur de la finance évolue encore lentement vers des modèles de financement alternatif mettant sur un pied d’égalité rentabilité financière et impact. Christophe Genter estime que la moitié de ses interlocuteurs, fonds d’investissement ou co-investisseurs, refusent ces modèles alternatifs du fait d’une méconnaissance de l’évaluation d’impact et parce que la rentabilité financière reste encore le premier critère pris en compte. Pourtant, l’indexation des carried interests sur l’impact environnemental ou social généré par les projets financés ou encore les fonds de partage qui versent une quote part de leurs revenus à des associations sont des modèles qui ont fait leurs preuves. 

 

Consommatrice de ressources, l’évaluation d’impact est souvent difficile à financer pour les entrepreneurs.

L’enjeu des ressources est d’autant plus grand que très peu de financeurs acceptent de faire des financements non fléchés ou de financer ce genre de sujet structurant n’ayant potentiellement pas d’impact direct sur les bénéficiaires de la structure.

« C’est dur de trouver un financeur qui accepte de mettre de l’argent pour une mesure d’impact social ou pour n’importe quel sujet un peu structurant alors qu’ils sont très importants pour le projet et sa réussite », Victoria Mandefield.

 

Pour les acteurs sur le terrain, l’évaluation d’impact est parfois mal accueillie par crainte qu’elle devienne un levier de contrôle budgétaire.

Contrôler l’efficacité des projets est compliqué dans le secteur social parce que toute aide a son utilité. 

« Ce sont des réticences légitimes, les acteurs sociaux subventionnés craignent des réductions de leurs subventions si les résultats attendus ne sont pas là », Lansana Touré.

Or, l’évaluation d’impact permettrait d’éviter des investissements redondants et de parfaire l’accompagnement des publics vulnérables.

 

L’évaluation d’impact social est un champ encore peu homogène, ce qui freine la coopération et donc la définition d’objectifs communs. 

Pour avoir des objectifs communs, pour faire que l’impact devienne le nouveau référentiel,

« il faut qu’on parle le même langage, qu’on soit aligné sur la définition de ce qu’on veut mesurer et de comment on va le mesurer », Marie Libert.

Or, aujourd’hui il existe une diversité d’indicateurs et de méthodes d’évaluation.

 

 

Quelles conséquences d’un changement de mesure de la performance ? 

Avant toute chose, il faut que la bascule ait lieu et que les indicateurs d’impact soient réellement pris en compte lors de décisions stratégiques.

Cette bascule, voulue par les quatre intervenants de la table ronde, est un pari à faire car elle ne donnera pas des résultats immédiats mais sur le temps long.

« Ce pari relève de la responsabilité des grands acteurs de l’Economie Sociale Solidaire, comme les assurances, qui devront embarquer l’écosystème, le soutenir, être exemplaires, être pionniers », Marie Libert.

Ce qui créera une dynamique entraînant d’autres acteurs.  

 

Les acteurs qui dès aujourd’hui investissent expertise, temps et moyens dans l’évaluation d’impact auront une longueur d’avance sur les autres organisations. 

À l’avenir, l’extra-financier aura une place croissante dans les décisions et les choix des investisseurs, des consommateurs et des talents à la recherche de travail. Investir dès maintenant, c’est être au rendez-vous dans une dizaine d’années, lorsque ce type de mesure ne sera plus optionnelle mais une prérogative.

 

Une fois la bascule passée, il faudra néanmoins rester vigilant quant à l’usage de l’évaluation d’impact. 

Le risque sera alors de ne financer que les projets avec un SROI très élevé alors que cette méthode de monétarisation de l’impact dépend de beaucoup de facteurs et n’a pas vocation à servir de point de comparaison entre acteurs, mais de pilotage interne de l’efficience. Victoria Mandefield propose pour éviter cet écueil « d’intégrer la mesure d’impact dans les activités des financeurs ».

 

Prises de hauteur

Bernard Leca

Le rôle des réglementations nationales et européennes est essentiel dans la mise en place de mesures d’impact systématique. Aujourd’hui, ces réglementations n’atteignent pas cet objectif car elles sont trop nombreuses, les entreprises ne savent pas laquelle suivre. Elles ne sont par ailleurs pas assez contraignantes, elles faillissent à contraindre les entreprises à évoluer. Il s’agit donc désormais de simplifier la mesure d’impact, le nombre d’indicateurs à suivre et de rendre leur suivi obligatoire, en sanctionnant financièrement les entreprises qui ne se conforment pas. 

Marie Messager

Aussi, « la mesure pour la mesure » n’a pas de sens. Il faut coupler la mesure de l’impact d’une entreprise à un suivi des indicateurs mesurés avec des contraintes d’améliorations de ces indicateurs. Sans un tel processus, la mesure restera vaine et les jeunes générations continueront à se détourner d’entreprises qui ne s’investissent pas pleinement dans un changement de modèle.